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Après avoir convenablement analysé les moments cruciaux de ma folle existence, j'ai acquis la certitude que la seule façon de sortir d'un mauvais pas c'était de prendre l'initiative sans passer par les demi-mesures. Le côté « Tirez les premiers, messieurs les Anglais » affirme davantage la connerie que le panache. Lorsque t'emplâtres un antagoniste, au lieu de passer par les chevaleresques « coups de semonce », tu fais un grand pas vers la victoire.
Mon provisoire prestige vient de ce que je n'ai pas hésité à plomber l'adversaire et à fêler la coquille de son pote.
A présent, je me tiens à la pointe d'un éventail formé par les trois « plaisanciers », un flingue dans chaque main.
- De grâce, leur dis-je, ne me contraignez pas à l'hécatombe, ce serait stupide.
Ils comprennent parfaitement que je ne joue pas à chatte perchée. Une gravité tendue pèse sur cet instant exceptionnel.
Je réfléchis à la vitesse de la lumière. Considère, suppute. La couillerie c'est que les deux valeureux sont bouclarès au-dessous de nous. Pour l'heure, grâce à mes pétoires, je contrôle la situation ; par contre, je ne puis envisager aucun déplacement à bord. Somme toute, nous nous tenons par la barbichette !
Le mec sec pige mon incertitude car un léger sourire naît sur ses lèvres minces.
- Dilemme ? murmure-t-il.
Je m'abstiens de fanfaronner, trop concentré sur le coin de mon œil, lequel discerne un imperceptible mouvement de Los Hamouel. Surveiller, sans en donner l'impression, est un exercice subtil. Je sais pertinemment que ce crapuleux individu essaie de s'emparer d'une arme. Elle n'est pas sur lui car il se livre à un astucieux déplacement des talons. Vas-y, mon lapin ! Si tu crois feinter l'Antonio, c'est que t'as rien compris au bonhomme !
La tension devient extrême, à croire que le temps se solidifie. Le grand parcheminé voyant la manœuvre s'efforce de mobiliser mon attention en prodiguant des mimiques et des soupirs.
La môme Elnora aussi a capté le manège, y met de sa personne en croisant très haut les jambes jusqu'à me montrer une lèvre de sa chattoune couleur framboise bien mûre.
Maintenant, j'ai pigé l'intention du ci-devant secrétaire : saisir l'une des deux sagaies croisées au-dessous d'un masque nègre.
Pauvre pomme ! Il a vu ça dans une série télévisée américaine dont le décor unique assume les cent quarante épisodes et où les acteurs sont constamment en gros plan pour éviter les mouvements de caméra et les changements d'éclairages !
- Alors ? me fait le Don Quijote de la Manche (à air), comment sortir de ce cul-de-sac ?
Il jacte fort, contrairement à son habitude, parce que c'est l'instant où Hamouel se saisit de l'arme et la décroche.
Impavide, je décris un bout de pivotement et tire sur sa main tenant la lance africaine.
Trop précipité ! Je rate ma cible. L'autre con se rue sur moi, en émettant une clameur de Comanche. J'essaie de volter, insuffisamment puisque la lame rouillée me cueille au flanc droit ! Tu parles d'un coup de lardoire, Édouard ! Plus à gnagnater : je défouraille. Deux prunes : l'une sous la pommette gauche, l'autre dans le tarbouif.
Mon adversaire reste brièvement debout avant de déposer son bilan sur le parquet.
La fille Stuppen pousse un cri, assez mélodieux dans son genre.
A présent, je braque le yachtman.
- Je continue ou on signe un armistice ? dis-je.
- Qu'entendez-vous par là ? demande l'étrange bonhomme.
- Ma position est précaire, mais je dispose d'une monnaie d'échange qui n'est pas sans valeur.
- Laquelle ?
- Votre peau !
Nous nous défions du regard.
J'ajoute :
- Vous avez la preuve de ma détermination. Voyez-vous, je suis un garçon trop aguerri pour me laisser fabriquer par un forban de votre espèce. La question est d'une netteté absolue : on pactise ou je vous tue. Rien, pas même l'arrivée des quelques marins composant l'équipage de ce yacht, ne peut m'empêcher de vous mettre une balle dans la gueule, à vous aussi !
Il a un haussement d'épaules pour admettre la justesse de l'argument.
- Quelle autre solution serait envisageable ?
Tu parles si je le malaxe, le problo ! S'arracher de cette galère, compte tenu des circonstances, est aussi coton que de s'opérer soi-même de la vésicule biliaire.
- Sans bavures pour peu qu'aucune des deux parties ne cherche à arnaquer l'autre.
- Dites !
- Vous nous débarquez, mes collègues et moi, dans le port le plus proche avec miss Stuppen, et on se quitte à tout jamais.
- Pourquoi en compagnie d'Elnora ?
- Elle servira de garantie et, lorsque nous serons à terre, si vous entreprenez une action à notre encontre, elle la paiera de sa vie...
- A quel moment la relâcheriez-vous ?
- Nous nous rendrons d'abord à Montréal, et une fois au Canada, nous la laisserons filer avant de continuer sur Paris. Simple, non ?
Il regarde la fille qui demeure de marbre.
- Qu'en pensez-vous ? lui demande-t-il.
- C'est à vous de décider, répond-elle.
Le saurien rallume son cigare éteint, puis s'incline sur les trois hommes allongés à ses pieds. Deux sont morts, le troisième râle because sous sa monstre bosse doit se nicher une fracture du crâne de toute beauté.
- Tenez-vous droit ! dis-je sèchement à notre hôte.
Il se redresse, réfléchit et murmure en me défrimant avec une sombre admiration :
- Vous croyez sincèrement que votre plan peut réussir ?
- Je n'ai plus les moyens de ne pas y croire, réponds-je. En tout cas, il y a une chose que je puis vous jurer : s'il échoue, vous mourrez ! Là-dessus, allons délivrer mes amis !